Sortilèges et miracles.
Orienté plein sud, le Rangen se dresse fièrement face à la ville de Thann sur la rive gauche de la rivière Thur. Surveillé par l'«Œil de la sorcière», une ruine compacte, en forme de gastéropode géant, provenant du donjon de l'ancien château d'Engelsbourg, le Grand Cru établi un pont immatériel entre un glorieux et lointain passé et un présent rempli de promesses. Autour de lui des vestiges de grandeur surannée perpétuent la mémoire d'une époque où la vie quotidienne se tramait parmi les sortilèges, les miracles et les pénitences. Magie occulte et fanatisme religieux se livraient, en ces lieux, une lutte impitoyable. Au moment où Voltaire se faisait le chantre de l'esprit libre à la cour de France, à Thann et ses environs on continuait d'immoler sur la place publique «les fiancées de Belzébuth». Est-ce le vin du Rangen qui inspirait ces extravagances ?
Les chroniques d'antan soulignent les «effets troublants de ce vin capiteux». En le savourant avec trop de zéle toutes les apparitions devenaient possibles. Ainsi, si l'on en croit la légende, c'est à une de ces manifestations de l'esprit «divin» (ou du vin !) que la collégiale Saint Thiébault, véritable joyaux de l'art gothique, et la ville de Thann doivent leur existence. (Voir fin «Volonté divine»).
De façon plus prosaïque, il semblerait que l'une et l'autre aient vu le jour sous l'administration du comte Thiébault de Ferette, maître du château d'EngeIsbourg (détruit sous Louis XIV) et propriétaire de Vieux-Thann. Cette localité apparaît mentionnée pour la première fois dans un document de 1180, d'après lequel l'évêque de Strasbourg donne à l'abbaye d'Eschau «une mense avec quatre vignes dans la villa appelée Dann».
Vin délectable.
Thann, comme d'autres villes viticoles d'Alsace, tirait sa notoriété de la renommée de son vignoble. Elle était fameuse pour son «Enchenberg», son «Stauffenberg», mais surtout pour son «Rangenwein», le «plus chaud et le plus violent vin du pays», récolté par les moines de la localité et d'ailleurs, comme l'attestent les archives de la fin du XIIIe siècle. En 1291, le couvent des dominicains de Baie possède des vignes dans le lieu-dit et, en 1292, l'abbaye féminine de Masmunster, le couvent Saint Ursitz d'Einsiden ainsi que l'abbaye cistercienne de Haute Seille, en Meurthe et Moselle, deviennent propriétaires «in banno Villa Danne in monto disto Rangen».
L'élan spirituel de la fin du Moyen Age, et la soif de découvertes et de conquêtes qui caractérisent les siècles suivants, contribuent à répandre la renommée du «Regenwein» par delà les frontières. «Quand les Bourguignons de Charles le Téméraire vinrent à Thann, en 1468, raconte la chronique, ils trouvèrent dans le vin exquis du Rangen un vigoureux remontant de courage». A cette époque, Sébastien Brant, le père de la «Narrenschiff» (La Nef des fous), chante aussi la force extraordinaire de ce vin sublime dans sa légende sur les armoiries de Colmar, tandis que son contemporain, le théologien Munster vante dans sa «Cosmographie», les effets diaboliques de ce vin délectable qui s'insinue dans le corps aussi doucement que du lait (da er doch wie Milch einschleichet). Les franciscains de Thann savaient de quoi ils parlaient quand ils conseillaient dans leurs écrits «que celui qui abuse du Rangenwein, se garde bien de l'air et de la promenade». Allusion que le satirique Fischart traduit de façon plus expressive dans son «Gargantua», en 1607 : «Im Rangenweim, zu Dann, da steckt der heilig S. Rango, der mimpt den Rang un ringt so lang, bis er einen raengt und braengt unter die Baenk», ce qui (la poésie en moins) signifie à peu près : «Dans le vin du Rangen loge Saint Rango, il prend le rang et lutte sans trêve, jusqu'à ce qu'il roule sous le banc». Le peuple n'était pas en reste pour honorer à sa manière les bons crus : «A Thann dans le Rangen, à Guebwiller dans la Wanne, à Turckheim dans le Brand croissent les meilleurs vins du pays», disait un ancien dicton. (Zu Tann im Rangen, zu Gewiller in der Wannen, zu Turckheim im Brant, Wàchst der beste Wein im Land).
Chapelle du rangen en haut du vignoble Chapelle
Degré de pente impressionnant pour les vignerons souvent attacher par du matériel d'alpinisme